L’écrivaine franco-tunisienne Fawzia Zouari enrage. Dans la librairie Al Kitab, véritable institution avenue Bourguiba, au cœur de la capitale tunisienne, son livre Le Corps de ma mère, qui avait reçu le prix des cinq continents de la francophonie en 2016, est vendu 80 dinars tunisiens (environ 25 €).
Une fortune qui pèse environ 10 % du revenu mensuel moyen. « Même moi à ce prix-là je ne l’achèterais pas ! », tempête-t-elle à la tribune des états généraux de l’édition du livre en langue française qui se sont tenus à Tunis les 23 et 24 septembre.
« Ces livres sont des objets de luxe, soupire Selma Jabbes, la patronne de la librairie. Les délais d’importation sont très longs, les frais très élevés, et les prix des livres exorbitants. On n’attend qu’une chose : que la production française soit mise à disposition, par des coéditions ou des cessions de droits à des éditeurs tunisiens, par de l’impression à la demande, pour que l’on puisse vendre plus à des prix plus accessibles. »
Créer ainsi des brèches dans le quasi-monopole de fait de l’édition française fait partie des recommandations des états généraux qui ont réuni 400 auteurs, éditeurs, distributeurs, institutionnels, etc., de 26 pays. « Beaucoup de voies sont à explorer et à tester concrètement », fait valoir Sylvie Marcé, la commissaire.
Car, cinquante ans après la création de la Francophonie, l’accès au livre reste pratiquement impossible sur la planète. « Le problème, c’est l’extrême concentration de l’édition en France, à Paris, et cette France n’est pas intéressée par la francophonie », s’insurge l’écrivaine haïtienne et directrice du bureau haïtien du droit d’auteur Emmelie Prophète.
La France concentre 85 % du marché du livre en français. Les autres pays du Nord – Québec, Belgique et Suisse – s’en partagent 10 %. Il ne reste que 5 % pour tous les autres pays francophones, alors même que 63 % des 240 millions de locuteurs en français vivent dans les pays du Sud.
« Pour vivre de l’édition, il faut vendre en France, mais c’est difficile pour un éditeur du Sud d’être diffusé et nous pâtissons des barrières douanières et bancaires, des aléas à l’export, des ruptures de papier », égrène Élisabeth Daldoul, créatrice de la maison Elyzad. Même lors des plus grands rendez-vous du livre, telle la Foire de Francfort où convergent 7 000 éditeurs, ceux de la francophonie n’y ont pas accès sauf exception. Les aides précieuses et méritoires, via le Centre national du livre ou les instituts français à l’étranger, ne suffisent pas à modifier le paysage. Les 12 000 contrats de cession de droits pour des traductions et 2 000 coéditions signés en 2020 font certes rayonner la création française de par le monde. « Mais les cessions de droits du français vers le français sont très rares », reconnaît Nicolas Roche, directeur du Bureau international de l’édition française (Bief).
« Veut-on vraiment que le livre circule ? », doute Karim Ben Smaïl, président de la Fédération des éditeurs tunisiens. « Nous, les éditeurs du Sud, nous ne voulons pas quémander, nous avons des intérêts civilisationnels communs », s’impatiente-t-il.
Jusqu’ici, la France a vampirisé la création en français venue d’ailleurs en éditant les écrivains et en se réservant les droits mondiaux sur leurs œuvres, lesquelles restent généralement introuvables dans leur propre pays.
D’une certaine façon, Fawzia Zouari est chanceuse d’occuper les rayons des librairies tunisiennes. D’autres ont imposé leurs conditions pour garder leurs droits pour leur pays afin de garantir une existence à leurs livres et de pouvoir les vendre moins cher. D’après le Bief, le prix du livre, rapporté au pouvoir d’achat, est douze fois plus cher en Afrique subsaharienne qu’en France s’il est produit localement, mais 27 fois plus cher s’il est importé.
« J’utilise la littérature pour défendre une cause. Je veux que mes livres soient accessibles dans mon pays, le Cameroun », plaide Djaili Amadou Amal. Pour Les Impatientes, son premier roman édité en France, prix Goncourt des lycéens 2020, elle s’est gardé les droits pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. L’écrivain algérien Kamel Daoud fait de même pour le Maghreb. Malgré d’autres écueils et l’inexistence d’un marché Sud-Sud, la circulation étant encore plus contrariée que sur l’axe Nord-Sud.
« En raison des obstacles insurmontables, on attend le salon du livre de Paris pour accéder aux livres algériens, déplore Selma Jabbes. Ceux du Maroc ne sont guère plus faciles à obtenir. »
« La lecture reste une niche en Tunisie et le français une niche dans la niche. Alors tout est à faire, qu’il s’agisse d’adopter une politique du livre ou de faire entrer le livre dans les écoles », ajoute Élisabeth Daldoul, se prenant à rêver d’une démarche à la québécoise.
« On était comme un pays d’Afrique avant que la loi 51 sur le livre de 1981 nous permette de lutter contre “l’envahisseur” français et de développer notre filière du livre », explique Simon de Jocas, de Québec Éditions. « En obligeant écoles et bibliothèques à acheter leurs ouvrages localement à des librairies agréées, nous avons connu un tsunami de création d’éditeurs et de librairies, et les auteurs québécois, même les plus connus, publient en France et au Québec », se réjouit-il.
« Faire comme au Québec ce serait s’attaquer à de gros intérêts. Cela suppose un État fort et une volonté politique. Les deux nous font défaut et les profiteurs contrôlent le système », déplore Karim Ben Smaïl.
L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) est d’un piètre recours. « Elle s’est égarée, le livre devrait être au cœur de son action », se désole Élisabeth Daldoul. Le Centre africain de formation à l’édition et à la diffusion qu’elle finançait a disparu. Aliou Saw, président de l’association des éditeurs de Guinée, s’inquiète : qui va assurer la relève ?
En Tunisie, il existe toujours un vaste réseau de 480 bibliothèques publiques. Mais ce bel héritage bourguibien a été malmené, transformé en espaces de révision plus que d’emprunt de livres, selon Elisabeth Daldoul. « Les bibliothèques reçoivent des cartons d’ouvrages sans savoir ce qu’il y a dedans », dénonce Karim Ben Smaïl. Selon lui, la politique d’achat par le ministère de la culture a généré un énorme marché clientéliste de pseudo-éditeurs qui empochent l’argent de l’État, sans aucun contrôle.Quant aux librairies, elles se résument à des papeteries qui vendent quelques livres scolaires. « Il n’y a pas plus de 80 vraies librairies et la plupart d’entre elles se trouvent dans le grand Tunis, rapporte Habib Zoghbi, le nouveau président du Syndicat des libraires et distributeurs du livre tunisiens. La très grande majorité des Tunisiens n’ont pas accès à une librairie et il n’est pas possible d’acheter en ligne à l’international. »
Pour que les lignes bougent, « il nous faut enrayer le clientélisme, assainir le système et la profession, considère-t-il. Les énergies ne manquent pas. Dès qu’on lève le capot, ça se met à bouillir, à entreprendre, à innover. Mais ce dynamisme, avec de nouveaux auteurs et éditeurs, n’est pas accompagné », regrette Karim Ben Smaïl.
Pour l’heure, les Tunisiens sont autrement tourmentés par la crise politique, économique et sociale que traverse leur pays. Ils restent suspendus aux décisions toujours en attente de leur président qui s’est octroyé les pleins pouvoirs depuis le 25 juillet. C’est dans cette Tunisie qui tangue que le sommet de la Francophonie est censé donner, fin novembre, un élan aux politiques publiques pour le livre.
Source: La Croix